Deux mois avant sa nomination en tant que ministre de la Transition numérique et de la Réforme de l’administration , Amal El Fallah Seghrouchni nous accordait une interview exclusive où elle détaillait la stratégie du Maroc en matière d’intelligence artificielle (IA). Industrie Maroc a eu l’honneur d’être le premier à entrer en profondeur dans ce sujet crucial pour l’avenir technologique du Royaume. À travers cette discussion, elle dévoile les sept piliers fondateurs du Centre International d’Intelligence Artificielle du Maroc, ainsi que les défis et opportunités qui se profilent pour le pays dans ce domaine.

IDM : Quelles sont les principales initiatives et stratégies mises en place par le Centre International de l’Intelligence Artificielle pour promouvoir le développement de l’IA au Maroc ?

Amal El. F. Seghrouchni : Les principaux piliers que nous avons mis en place pour développer l’IA au Maroc sont au nombre de sept. Le premier est le développement de la recherche, ce que nous appelons la R&D, c’est-à-dire des projets structurants qui permettent d’appliquer l’intelligence artificielle dans des secteurs comme l’agriculture, la santé, la finance, la banque, etc. Le deuxième pilier est la formation : nous mettons en place des cursus, notamment des masters exécutifs pour les professionnels déjà en entreprise qui n’ont pas eu l’opportunité de suivre des formations en IA lorsqu’ils étaient ingénieurs. Nous avons également des programmes pour les jeunes de 8 à 14 ans que nous essayons de généraliser, ainsi que des formations sur mesure pour les entreprises souhaitant former leurs consultants ou salariés en IA et en science des données. Le troisième pilier est celui de l’innovation : nous encourageons le développement de projets innovants qui peuvent donner naissance à des startups et à des produits commerciaux. Le quatrième pilier est le transfert : cela inclut l’acculturation de la société à l’intelligence artificielle et la création d’entreprises souhaitant résoudre des problèmes grâce à l’IA. Le cinquième pilier concerne les études stratégiques, permettant de suivre l’évolution et les tendances, et de faire de la prospective pour définir notre vision. Le sixième pilier est celui des études de terrain : nous menons des études précises des besoins locaux, marocains et africains, pour apporter des solutions pertinentes à des problèmes concrets. Enfin, le septième pilier concerne les collaborations nationales et internationales, permettant de nous connecter au reste du monde pour participer à des projets communs et créer de la valeur ajoutée avec des partenaires académiques et industriels. Ces piliers définissent notre vision et notre stratégie, avec un ancrage très fort en Afrique, notamment en tant que centre de catégorie 2 de l’UNESCO, ce qui nous donne une légitimité sur tout le continent africain.

Quel regard portez-vous sur les grands défis auxquels le Maroc doit faire face pour intégrer l’IA dans ses infrastructures et ses industries, et quelles opportunités pourraient en résulter une fois ces défis relevés ?

Les défis auxquels nous sommes confrontés sont d’abord des défis de formation. Aujourd’hui, il manque beaucoup de talents formés en intelligence artificielle et en science des données. Les ressources humaines jouent un rôle capital dans le développement de n’importe quel domaine. Il est donc crucial de lancer des formations à grande échelle pour former des experts en IA, tant techniques que capables de créer de la valeur ajoutée. Un autre défi est celui de la connectivité qui n’est pas présente partout, notamment dans les zones rurales. Pour déployer des services basés sur l’IA, il est essentiel que les zones rurales soient correctement connectées autant que les villes, surtout pour intégrer l’IA dans des objets connectés et autres. Le troisième défi est celui du « mindset », ou l’état d’esprit. Il faut travailler sur l’acceptabilité de ces solutions disruptives au niveau sociétal. Aujourd’hui, l’IA engendre des peurs liées à la méconnaissance du domaine. Son acceptabilité sociale dépendra de la manière dont les gens perçoivent cette technologie. Les préoccupations concernent notamment l’emploi, l’intimité et la sécurité des données. Le quatrième défi est la conscience de l’importance de ce domaine aux niveaux social et politique, car les opportunités sont énormes. Le Maroc pourrait jouer un rôle de locomotive sur le continent et prendre le leadership dans ce domaine. Il est donc crucial d’investir et de mettre en place des fonds pour développer l’IA de manière générale, dans les universités, les écoles, et même au sein de la société pour comprendre les enjeux de l’IA. Dans d’autres pays, comme la Suède, la France, et la Chine, des formations sur l’IA sont dispensées à toute la population. L’IA est un enjeu géopolitique et géostratégique qui nécessite acculturation et acceptation sociale.

Comment le Centre contribue-t-il à la formation des talents en IA au Maroc ? Y a-t-il des partenariats avec des universités ou des programmes spécifiques pour les étudiants et les professionnels ?

Aujourd’hui, nous formons de nombreuses personnes grâce à notre pilier dédié à la formation. Nous avons des doctorants, des stagiaires de fin d’études, des jeunes de 8 à 14 ans, et des étudiants en master. Nous proposons également des formations spécialisées. Par exemple, il existe une école Polytechnique à l’UM6P qui forme des étudiants jusqu’au niveau bac+5. À Rabat, l’Université Mohamed V a des écoles qui fournissent des formations, et nous intervenons à partir du niveau master et pour les projets de fin d’études. Nous ne pouvons pas couvrir tous les niveaux et tous les cursus en même temps, mais nous avons organisé des forums sur l’innovation qui ont attiré 450 startups, montrant un grand intérêt des jeunes pour l’IA. Ce qui manque encore, c’est l’encadrement et les compétences seniors.

Quels sont les enjeux éthiques liés à l’utilisation de l’IA au Maroc, et quelles mesures sont prises pour garantir une utilisation responsable et sécurisée de ces technologies ?

Les questions éthiques se posent avec acuité dans le domaine de l’intelligence artificielle, une science qui peut être assez intrusive et interagir de façon très proche avec l’humain. Cela peut inclure des manipulations cognitives ou des « nudges » qui influencent les modèles de raisonnement. Nous devons mettre en place des règles et des principes éthiques pour éviter de porter atteinte à la dignité humaine et aux droits cognitifs. Ces principes sont bien documentés dans la littérature, mais il existe encore des utilisations de l’IA qui restent cachées.

Je fais partie de la Commission mondiale de l’UNESCO sur les technologies, et nous avons proposé le premier cadre éthique de l’intelligence artificielle, approuvé par 193 États membres il y a trois ans. Il existe aujourd’hui 117 initiatives sur l’IA, mais celle de l’UNESCO est la plus audacieuse. Une fois les principes éthiques établis, il faut les appliquer en mettant en place des réglementations. L’Europe, la Chine, et les États-Unis ont déjà des régulations en cours. Le Maroc doit s’inscrire dans un cadre global pour être conforme aux normes internationales, surtout si nous voulons vendre des produits à l’étranger. L’interopérabilité réglementaire est essentielle, car les régulations auront un impact significatif sur l’économie des pays.

Comment l’intelligence artificielle peut-elle contribuer à résoudre certains des défis sociaux du Maroc, tels que l’accès à l’éducation, la santé et la gestion des ressources naturelles ?

L’IA peut apporter des réponses à de nombreux enjeux sociaux. Par exemple, en matière d’alphabétisation, l’IA générative peut permettre à des personnes, notamment des femmes en milieu rural, de lire et d’écrire des documents sans savoir lire. Nous avons développé un produit appelé « Tarjwomen » qui permet de scanner un document et d’en obtenir un résumé et une restitution dans un langage compréhensible pour l’utilisateur. Cela peut inclure des prescriptions médicales, des factures, etc.

Dans le domaine de l’éducation, l’IA peut améliorer l’expérience d’apprentissage et aider les enseignants à mieux gérer le système éducatif. Dans le domaine de la santé, l’IA peut coacher des personnes incapables de lire des prescriptions médicales. Concernant la gestion des ressources naturelles, l’IA peut optimiser le filtrage de l’eau en fonction des besoins, par exemple, en filtrant différemment l’eau potable et l’eau pour l’irrigation. Elle peut aussi adapter les engrais à la nature du sol pour améliorer les rendements agricoles et prédire les conditions climatiques pour aider les agriculteurs dans leurs décisions.

L’IA est-elle pour l’industrie marocaine un outil de gestion, un outil de performance ou les deux à la fois ?

Dans le domaine industriel, nous avons réalisé une étude avec l’IRES sur l’industrie X.0 ou l’industrie du futur. Dans tous les pays avancés, l’IA est très présente dans toute la chaîne de valeur industrielle. L’industrie X.0 utilise des technologies exponentielles, intégrant l’IA à tous les niveaux, pour optimiser les processus, faire de la maintenance prédictive, créer des jumeaux numériques pour contrôler les systèmes de commande, etc. Ces technologies permettent d’améliorer considérablement l’industrie d’un pays, comme c’est déjà le cas en Chine, au Japon et en Allemagne.

Rachid Mahmoudi

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