Retour sur l’interview d’Abdellah El Fergui, parue dans le N° 74 d’Industrie du Maroc Magazine, où le président de la Confédération Marocaine des TPME est revenu en large sur les raisons de ses dissensions avec le patronat, et les conditions d’une éventuelle ré-adhésion à l’instance.

Industrie du Maroc : Abdellah El Fergui, la hache de guerre avec la CGEM, enfin enterrée ?

Abdellah El Fergui : Nous n’avons pas de problème avec la CGEM. C’est la CGEM qui a un problème avec nous. Notre souhait le plus intime c’est qu’on ait un patronat fort, mais vous conviendrez avec moi que cela ne peut se faire sans les TPME qui constituent une proportion très importante dans le tissu économique. Donc ce que nous dénonçons c’est cette tendance du patronat à ignorer les TPE. Dans d’autres pays très développés, par exemple en France, il y a les CG PME qui s’occupent des TPE-PME, ce n’est pas le MEDEF.

Toutefois, les deux instances travaillent la main dans la main, nous, nous avons été en contact avec le CG PME dès les années 90 et, précisément en 98 lorsque nous étions de jeunes entrepreneurs du Maroc, nous y avons effectué des visites et nous avons constaté cela. Malheureusement au Maroc on essaie d’ignorer le rôle des TPE-PME, et la CGEM veut accaparer tous les avantages et parler au nom de tout le secteur privé marocain. Ce qui n’est pourtant pas vrai dans un pays où le secteur privé est constitué à 95% des TPE-PME, et plus précisément de 4 millions de TPE, et une poignée de grandes entreprises estimées à environ 300. Et c’est cette poignée qui cherche à s’imposer, nous disons non.

Néanmoins, vous n’avez pas toujours été en rupture de ban…

 Au début des années 90, nous étions réunis au sein de la Fédération des jeunes entrepreneurs du Maroc, et en 95 suite à un discours de Feu Hassan II demandant au patronat de s’ouvrir aux PME-PMI, nous avons adhéré à la CGEM en 96. Et à cette époque nous avons créé la première fédération des PME-PMI au sein de la CGEM. Malheureusement, nous avons constaté que nous n’étions pas la cible de la CGEM, donc nous sommes sortis pour continuer notre route

Que reprochez-vous concrètement au patronat ? Quels sont les sujets qui ont motivé votre départ ?

On a déploré un traitement discriminatoire des TPE-PME, notamment du côté des votes, par exemple, où les statuts confèrent le nombre de voix en fonction du chiffre d’affaires, pareil pour les cotisations. En somme, les textes privilégient les grandes entreprises qui font d’importants chiffres d’affaires, leur accordant plus de voix, au détriment des TPE qui ont des chiffres d’affaires très petits et qui n’ont qu’un seul vote. Imaginez une grande entreprise, un grand patron qui a au moins 10 votes, ou 20 votes, ou bien 100 votes devant des TPE rassemblées. C’est-à-dire qu’un seul patron de grande entreprise pèse en termes de voix que 100 ou 200 autres entreprises réunies. Même son de cloche dans les commissions, lors des réunions décisives avec le gouvernement, on a constaté que les TPE n’étaient pas associées.

A vous résumer, vous réclamez que dans le fonctionnement de la CGEM, surtout au niveau des voix délibératives, les TPME soient sur le même pied d’égalité avec les grandes entreprises ?

Pas que nous exigeons d’être sur le même pied d’égalité, mais il faut donner la voix à la TPME, il faut lui donner sa place. Je donne un seul exemple, actuellement au Parlement il y a 8 sièges accordés au secteur privé, tous occupés par les grandes entreprises. La question se pose alors de savoir de quel type de secteur privé il s’agit ?

C’est simplement les grandes entreprises qui ont les voix au parlement, qui défendent leurs intérêts. Si bien que nous sommes obligés de plaider notre cause auprès des autorités, comme dernièrement lors de ma réunion avec la ministre des Finances sur le PLF 2023, au sujet de l’augmentation des impôts de 10 à 20% pour les entreprises qui font moins de 300 milles dirhams de bénéfices.

 Vous n’êtes également pas sur la même longueur d’onde que l’Observatoire des TPE-PME ?

En ce qui concerne l’Observatoire, nous avons deux niveaux de divergence, de fond et de forme. Pour ce qui est du fond, comment comprendre qu’une structure, créée récemment pour fournir de la data sur l’écosystème des TPE-PME intègre dans son conseil d’administration, tout le monde sauf nous. Vous y avec Bank Al Maghrib (BAM, Ndlr), la CCG, Maroc PME, l’OMPIC, la CGEM, etc. Mais pas la Confédération des TPE-PME. Il doit avoir quelque chose qui cloche.

Et ça je l’ai fait savoir à monsieur Jouhari (le Wali de BAM, Ndlr), lors de notre réunion en 2019, je lui ai dit imaginez un observatoire de la TPME sans la TPME, ce n’est pas logique. Quant au désaccord de fond, c’est parce que l’Observatoire est venu tout seul définir la TPE. Lorsqu’on a voulu définir la PME, on a travaillé pendant 3 années, de 1999 à 2002, avec le gouvernement et tous les partenaires, et on est sorti avec un livre blanc. C’est donc un consensus, et de ce travail a été réalisé la Charte de la PME, qui a donné naissance en 2002 à l’ANPME, devenu maintenant Maroc PME.

Donc c’est un travail consensuel, de tous les partenaires, et non pas d’un seul organisme. Chose que j’ai exprimée à la directrice, en lui disant ce n’est pas logique de définir vous, tout seul la TPE.

Comment l’Observatoire définit-il la TPME ? 

Il définit la TPME comme toutes entreprises faisant un chiffre d’affaires entre 3 et 10 millions de dirhams. Et celles qui font un CA de moins de 3 millions de dirhams sont catégorisées comme des micro-entreprises. Imaginez qu’au Maroc on aurait une micro-entreprise avec un chiffre d’affaires de 3 millions de dirhams. Sérieux, on n’est pas en Suède ou au Canada, on est au Maroc, on est en Afrique. Il n’y a pas de micro-entreprise, y a la très petite, la petite, la moyenne et la grande entreprise. Je reviens pour dire que si on veut définir, il faut un consensus comme on l’a fait en 99 jusqu’en 2002. C’est une chose que nous avons demandée aux gouvernements précédents, et nous continuons de le faire envers les ministres en place. Notamment notre ministre de tutelle monsieur Sekkouri, madame Alaoui dernièrement en décembre.

 Quels devraient être selon vous les critères de définition appropriés pour la micro, la très petite, la petite et la moyenne entreprise ?

Il n’y a pas de micro-entreprise. On a parlé de micro-entreprise lorsqu’on a évoqué, fin des années 90, 2000, l’économie, l’entreprise sociale, etc. Donc la micro-entreprise, les associations de micro-crédit, nous les avions évoquées à cette époque. Mais avant cela c’était la très petite entreprise qui fait un chiffre d’affaires de 0 à 3 millions de dirhams, de 3 à 50 millions de dirhams c’est la petite entreprise, et de 50 jusqu’à 175 millions de dirhams, c’est la moyenne entreprise. Au-delà c’est la grande entreprise. Ça on était en consensus avec nos partenaires du patronat, du GPBM (groupement professionnel des banques du Maroc, tous les partenaires, y compris les ministères, le ministre des Finances, BAM et tout.

 Qu’est-ce qui a émaillé de votre récente rencontre avec la ministre de l’Économie ?

Nous sommes allés défendre nos intérêts auprès du gouvernement, suite à plusieurs lois qui devaient sortir, y compris la loi de l’augmentation des taxes sur les entreprises qui font un bénéfice de moins de 300 000 dirhams.

C’est un point pour lequel nous avions obtenu un accord depuis les troisièmes assises de la fiscalité organisée en mai 2019, consistant à l’alignement des impôts sur les entreprises, donc nous l’avons remis sur la table. D’autres sujets tels que le seuil des 50 000 dirhams des auto-entrepreneurs, les 20% de la commande publique réservée aux TPE, et bien d’autres préoccupations étaient également au menu de cet échange.

Elle a promis travailler avec nous sur le small business act, et nous associer dans les articles qui concernent les TPE, PME, le financement dans le fonds Mohammed VI de l’investissement. En somme, elle nous a fait un certain nombre de promesses pour lesquelles nous attendons les semaines à venir pour agir en conséquence.

Quels sont les chiffres réels de la TPME au Maroc ?

Il n’y a pas de recensement des TPE. Les PME si, mais les TPE non. En 2015 il y a eu un contact avec le HCP dans ce sens, hélas ça n’a pu aboutir. C’est un projet qui demande beaucoup d’efforts, et aucun organisme ni gouvernement ne s’est attaqué à ce dossier-là, et on aimerait bien qu’il y en ait un.

Comment expliquez-vous l’absence de données fiables sur les TPME après une décennie d’existence de votre structure ?

Nous à la Confédération on dit qu’il y a plus de 4 millions de TPE au Maroc.

Sur quelle base avancez-vous ce chiffre ?

Nous croisons nos données avec celles de plusieurs organismes, notamment la DGI, Maroc PME, l’OMPIC. On travaille aussi avec les instances internationales présentes au Maroc, et nous avons réalisé des études qui ont été publiées par toutes les instances des médias nationaux et même des journaux internationaux comme Le Monde. Des données d’ailleurs corroborées par la Banque mondiale, puisqu’elle nous a contactés pour nous dire que nous sommes dans la même gamme de chiffres. Donc plus de 4 millions de TPME répartis entre les entreprises du secteur formel estimées à environ 2,6 millions, et celles de l’informel évaluées à peu près à 1,4 million d’entreprises. Mais attention, c’est un nombre qui est sans cesse croissant vu le poids de l’informel.

Comptez-vous le secteur informel au rang des TPME ?

Pour nous, le secteur informel dans le domaine entrepreneurial, ce sont des entreprises qui travaillent informellement, à qui il manque certains documents, qui ne déclarent pas leur chiffre d’affaires, qui ne paient pas les impôts, etc.

Et c’est un point que nous avons défendu auprès de la ministre. Je lui ai dit si vous continuez à augmenter les impôts, vous encouragez les entreprises à migrer du formel à l’informel, et tous les efforts que nous avons accomplis ces dernières années seront vains. Donc si on veut recenser les entreprises, il faut aussi recenser ces entreprise-là qui existent, et qui travaillent sur le terrain. C’est d’ailleurs l’une des raisons principales qui a prévalu à l’adoption du statut d’auto-entrepreneur, à savoir diminuer le taux de l’informel, parce que l’informel, ça nous bloque aussi.

Les auto-entrepreneurs font partie alors du lot des TPME ?

Oui pour nous ce sont des membres de la TPME, et il y en a des milliers. Il faut savoir que l’auto-entrepreneur c’est seulement un nouveau statut comme la SARL, l’entreprise unipersonnelle, etc.  Mais le statut, c’est un choix de l’entrepreneur, mais le type d’entreprise c’est une entreprise qui fait un chiffre d’affaires de moins de 3 millions de dirhams. Il est considéré comme une SARL, comme une SNC, comme une entité qui fait un chiffre d’affaires de moins de 3 millions.

Et cette TPME, quel est son poids dans l’économie ?

La TPME, c’est plus de 65% du PIB, premier employeur et investisseur au Maroc. Donc le poids c’est énorme, mais on n’essaie pas de donner la voix à la TPME, on essaie de camoufler tout ça et dire que c’est le patronat qui fait tout ça.

Quid de l’accès au financement des TPME, quel bilan faites-vous de Damane Oxygène, Damane Relance, Relance TPE, Intelaka… ?

Les TPE n’ont pas bénéficié de tout ça. Ils n’ont pas bénéficié de Damane Oxygène. Ils n’ont pas bénéficié de Relance…

Comment expliquer qu’il y ait un programme conçu et dédié aux TPME et qu’elles n’en bénéficient pas ?

Les TPME ne bénéficient pas pleinement de tous ces programmes mis en place sur demande de l’Etat. Pourquoi ? Parce que le lobby des banques est plus fort que le gouvernement. On s’est réuni plusieurs fois avec l’Etat, mais en vain. Et ce lobby de la banque, c’est le patronat.

Prenons le seul exemple d’Intelaka. Voici un programme qui ne cible pas exclusivement les TPME, et ne concerne que celles qui ont moins de 5 ans. Quid des TPME qui ont 6, 7 ou 10 ans, faisant face à des difficultés d’accès au financement. Dans d’autres pays, ils ont créé des banques d’Etat. En France, ils ont créé le BIP qui finance les TPE parce que les banques classiques ne veulent pas financer les TPE. Au Maroc, on a demandé qu’il y ait une banque d’Etat, jusque-là rien.

 Combien de membres compte votre confédération ?

Chaque jour, nous enregistrons des adhésions. Le nombre définitif doit se faire à la fin du trimestre. Le dernier trimestre on était à 22 000 membres et plus. Je n’ai pas les chiffres actualisés.

Que mettez-vous en œuvre en tant que structure, pour assurer une compétitivité à l’ensemble de vos membres ? Parce qu’à 7 ans, une entreprise devrait être suffisamment rentable pour intéresser les banques, que faites-vous pour rehausser leur attrait ?

Lors du 4e conseil national en octobre 2019, nous avons lancé une vaste restructuration de la confédération parce que le nombre des adhérents a augmenté, les besoins ont également augmenté, et nous avons décidé de créer les bureaux locaux, et non pas régionaux.

Quels sont ces services que vous leur offrez ?

Le service c’est toujours l’accès au financement, faire en sorte qu’il y ait des commissions de financement, des commissions qui travaillent avec nous localement et au plan national sur l’accès aux commandes publiques, la digitalisation, la formation, etc. Il y a pas mal de chantiers au niveau de la TPE, vous le savez, donc il faut qu’il ait des commissions au niveau local et national qui travaillent en coordination.

Ainsi, à chaque conseil national on sort avec une stratégie découlant des travaux des membres. Au niveau du bureau on n’impose rien, ce n’est pas Abdellah Fergui qui fait la stratégie. Et tout ça, c’est avec nos propres moyens, on ne reçoit aucun dirham, ni de l’Etat, ni des organisations internationales, ou d’aucune autre instance.

Certaines langues disent que vous ne faites que critiquer sans jamais rien proposer. Que répondez-vous à cela ?

Nous faisons continuellement des propositions. Tout à l’heure, je vous ai dit que nous avons travaillé avec l’ancien gouvernement, nous avons fait des propositions, et même dans les PLF nous avons apporté nos recommandations pour le financement. A l’ancien gouvernement tout comme à celui en place, la Confédération a proposé une loi en faveur des TPE sous-traitante à cause des délais de paiement à l’origine de 40% des faillites enregistrées. L’augmentation de micro-crédits de 50 000 à 150 000 dirhams, c’est une proposition pour le financement des TPE, que nous avons défendue durant 2 années, et elle a été accordée. Les bons de commande, les classes inférieures dans les régions…, c’étaient nos recommandations.

On a même travaillé avec des bureaux d’études sur demande de l’ancien chef du gouvernement et les ministres de l’Équipement ; il nous a demandé de travailler avec lui, pour leur donner nos recommandations. Les questions de masse salariale qui bloque les TPE et PME, ce sont autant de points sur lesquels nous ne restons pas silencieux.

On travaille chaque jour comme ça, par téléphone, par email, en contact direct. C’est lorsque les problèmes deviennent insupportables pour les TPE, et occasionnent des faillites que nous frappons alors à la porte du gouvernement.

A vous écouter, vous menez beaucoup d’actions, à votre actif beaucoup d’initiative, mais les résultats ne suivent pas toujours. Est-ce que ça ne ramène pas au nécessaire tandem avec le patronat ?

Oui oui, je l’ai dit et je le répète, si on coordonne ensemble, on peut faire mille fois plus. Mais le problème c’est le blocage du patronat qui mordicus s’impose comme le seul interlocuteur du secteur privé ; ce qui n’est pourtant plus le cas. Et ce n’est pas nous qui le disons, tous les organismes internationaux nous le disent, les délégations qui viennent au Maroc des pays africains, ou de l’Europe, qui veulent rencontrer les TPE et les PME nous contactent, ils ne contactent pas la CGEM. Ça devient gênant pour nous et pour la CGEM. Donc il faut qu’on s’asseye et qu’on discute, comme on l’a fait en 2019 avec le vice-président de la CGEM. Il faut relancer la coopération.

Quelles seraient vos conditions pour, disons, une paix des braves avec le patronat ?

On n’a pas de conditions, si ce n’est qu’on ne nous contraigne pas à adhérer à la CGEM, c’est seulement ça. Je l’ai dit à M. Mehdi Tazi, je lui ai dit que si nous travaillons ensemble, si nous collaborons, peut-être les différends vont se dissiper et faire place à une entente qui emmènerait la Confédération à revenir à la CGEM. Mais, dans les conditions actuelles, on ne peut pas.

 Face à la communauté, quel appel lancez-vous à l’endroit de la CGEM pour mettre fin à ces tiraillements ?

Au patronat, je dis que je n’ai aucun problème avec eux, et même plus que ça je suis peiné de donner l’impression que je porte atteinte au patronat du Maroc. Cela est loin d’être mon but. J’aimerais qu’il soit très fort dans une collaboration en bonne intelligence avec les TPME, comme les patronats français, espagnols, italiens, pour ne citer que ceux-là, le font. Ce sont des exemples où règne une parfaite synergie entre patronat et TPE-PME. On souhaite arriver à ce point.

Propos recueillis par Gethème YAO

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