L’industrie aéronautique marocaine se heurte-t-elle à une limite ? Dans cette interview, Benbrahim El Andaloussi, figure emblématique de ce secteur et actuellement à la tête de Midparc, la zone industrielle dédiée, analyse les enjeux actuels, expose les données tangibles, et aborde les perspectives concrêtes, sans langue de bois.
Industrie du Maroc : Trois années après la crise sanitaire qui a littéralement cloué le secteur aéronautique international, comment s’opère la relance ?
Benbrahim El Andaloussi : Avant de parler de l’après-Covid, il faudrait peut-être donner un aperçu de ce qui s’est passé à travers le monde. Pour la première fois dans l’histoire de l’aéronautique, le Covid a fait que l’ensemble de l’aviation et des compagnies aériennes ont mis par terre leurs avions. Cela ne s’était jamais produit auparavant, et ça a été une crise durable.
Et ensuite, au bout d’une année, de la période post-Covid, l’activité est repartie d’une façon phénoménale. Jamais on n’avait vu un secteur plonger aussi profondément d’un coup, puis repartir avec une si grande vitesse que ça pose même des problèmes au niveau des acteurs qui, pour certains, avaient perdu jusqu’à 50 % de leurs ressources humaines, puis après se trouvent sous l’effet d’une demande forte qu’on a rarement connue. Aujourd’hui, les carnets de commande de Boeing, d’Airbus, des motoristes, sont pleins pour les 9 à 10 années à venir. C’est donc reparti à grande vitesse.
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En ce qui concerne le Maroc, ça a été ce que je pourrais appeler un crash test. La Covid a mis à l’épreuve la capacité de résilience de l’industrie aéronautique marocaine. Nous avons effectivement perdu un peu d’effectifs, 15 à 18 % alors qu’ailleurs, c’était dans les 30 à 40 % voire au-delà. Toutefois, il est important de le signaler, aucune de nos entreprises dans le secteur n’a déposé bilan. Bien au contraire, nombreuses sont celles qui ont bénéficié de transfert d’activités du Nord vers le Maroc. Je peux dire qu’aujourd’hui, non seulement le secteur a récupéré l’intégralité des effectifs, il en est sorti renforcé, tant qualitativement que quantitativement, ainsi qu’en valeur ajoutée.
La décarbonation est également une préoccupation majeure pour l’industrie marocaine. Comment est-ce qu’au niveau de Midparc vous amorcez cet impératif ?
Vous avez raison, la pérennité de notre industrie, son développement, sa montée en valeur passe par la nécessité de décarboner. Déjà, un certain nombre d’acteurs ont commencé à mettre en place des systèmes pour une production propre et autonome. Dans le cas de Midparc, nous avons déjà sensibilisé les autorités, le ministère de l’Industrie, le chef du gouvernement, sur la nécessité pour notre industrie d’accéder le plus rapidement possible à de l’énergie propre. En ce moment, des sociétés installées s’équipent pour avoir, au moins partiellement, de l’autoproduction. Au-delà de l’autoproduction faite par certains acteurs sur le parc, nous discutons avec les fournisseurs d’énergie pour que le Parc soit branché directement à de l’énergie propre. J’ai bon espoir que d’ici fin 2025, ce sera fait. À partir de cette échéance, l’intégralité de la production de Midparc sera décarbonée. Nous aurons alors un parc certifié HQE (Haute Qualité Environnementale) et nous allons ajouter le DC (Decarbonate Users).
Ce que je voudrais ajouter, c’est que je sais qu’aujourd’hui les autorités gouvernementales sont sensibilisées à cela. Je sais que sur un plan législatif, les choses ont beaucoup bougé et se mettent en place. C’est le message qu’avec d’autres acteurs de premier plan, nous avons transmis aux autorités, au ministre de l’Industrie, au ministre de la Transition Énergétique, au chef du gouvernement. Notre préoccupation est d’aller le plus vite possible. Ce n’est pas une préoccupation de prix, mais c’est d’abord une préoccupation de vitesse. Ceci va nous donner un avantage supplémentaire au niveau de la plateforme, non seulement pour assurer sa pérennité mais aussi pour attirer de nouveaux acteurs mondiaux au Maroc.
IDM: Toujours sur la décarbonation, quel est le réel enjeu pour l’industrie aéronautique qui, on le sait, ne pèse qu’environ 2 % des émissions de carbone dans le monde ?
Écoutez, l’Organisation de l’aviation civile mondiale a fixé un objectif majeur qui est la neutralité carbone à l’horizon 2050 au niveau du transport aérien qui participe aujourd’hui à 2,8 % des émissions. Alors, imaginez en 2050 qu’il s’agira pour les compagnies aériennes de transporter 8 milliards de passagers, l’équivalent de la population mondiale, avec zéro carbone. Cela implique pour l’industrie aéronautique de produire des avions qui consomment de moins en moins. Or pour consommer moins, il faut que les avions soient plus légers, donc ça passe par des avions qui intègrent plus de matériaux composites.
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Ensuite, l’autre voie de transformation, ce sont les ruptures à venir, notamment au niveau de la propulsion. Donc, il faudra produire des moteurs qui consomment des énergies bio, avec comme horizon le passage à l’hydrogène à l’échéance 2035 – 2040. Ce passage aux énergies bio, les SAP qu’on les appelle, des acteurs comme Safran ont des objectifs encore plus ambitieux et sont en avance. Par exemple, Safran a comme objectif déjà à l’horizon 2030 de réduire de 50 % ses émissions de carbone au niveau de la production. Et ce qui est intéressant à savoir, c’est que cela s’applique à l’ensemble des sites à travers le monde. Ce n’est pas uniquement en France que ça s’applique, mais aussi à nous.
Quand je prends la plus importante société ici au Maroc, qui est aussi la plus importante société aéronautique au Maroc, qui s’appelle Safran, on est déjà, fin cette année, à 30 % de production décarbonée, et affiche l’objectif d’aller plus loin. D’autre part, ce qui est intéressant à noter, c’est que Safran aujourd’hui exige de plus en plus de ses sous-traitants d’avoir une stratégie similaire. Mieux, le choix même des sous-traitants dans un pays ou dans un autre se fait en fonction de la capacité à intégrer cet objectif de transition énergétique.
Retrouvez la suite de cette interview sur notre chaîne Youtube et son intégralité dans le N°80 d’Industrie du Maroc Magazine.
Propos recueillis par Gethème Yao et Rachid Mahmoudi